Archéologies
de l’invisible
(Texte de Lavinia Tonetti)
Laïna Hadengue est l’interprète d’un art
qui naît au dedans, dans le lieu le plus éloigné du « soi »,
sous les voiles de la peau.
Ses
tableaux battent les temps d’une fouille intérieure
osée, qui tend à raccourcir les distances à la
vérité, quelquefois momentanément scellée
sous des apparences devenues étrangères par un enchantement
de la mémoire. Son mode de procéder a ses racines dans
la pensée socratique, en ce que l’espace de sa recherche
n’est jamais extérieur à elle, mais qu’il
n’est pas non plus totalement différent des techniques
cognitives de l’archéologue, qui soulève, couche
après couche, en sens inverse, les superpositions de matières
déposées au cours du temps, en veillant à chaque
trace, fût-elle la plus modeste, afin d’éviter
qu’un regard distrait ne l’efface pour toujours.
Comme
un archéologue, Laïna procède intuitivement
par associations, voit par anticipation ou attend que se révèle
un indice, imagine au delà des formes leur signification,
le lien qui lit les parties au tout. Chacune de ses œuvres possède
le tout, la mesure, la cohérence et la fugace beauté que
l’on découvre dans les fragments de fresques qui ont
survécu, dans les tessons d’une céramique méditerranéenne
ou quelque page d’un manuscrit antique.
La
mise en page des compositions et l’atmosphère suspendue,
calme, équilibrée et évocatrice, que l’artiste
réussit à créer, renvoient à la tradition
du classicisme romain et de la Renaissance italienne, aux fresques
murales de style pompéien, a Piero della Francesca ou Giorgione,
même s’ils passent par le filtre d’un langage de
matrice abstraite.
La
peinture de Laïna Hadengue est faite de transparences, elle
est impalpable, insai-sissable, retenue, et pourtant engagée,
lyrique et dramatique comme les symphonies de Mahler. D’ailleurs
pourrait-elle ne pas avoir des points de convergen- ce avec la musique
une peinture qui évolue dans une sphère métaphysique
?
Laïna travaille la matière dans un mode passionnel,
avec la même volonté acharnée avec laquelle,
pour se connaître, elle se lit. Les couleurs sont mélangées
et jetées sur la toile dans leur état pur, selon
la plus haute tradition pointilliste ; le plâtre, le sable,
les pigments, les huiles et les acryliques, dilués et étendus
par voiles légers, glissent sur les surfaces en innombrables
couches et même sur plusieurs supports, à partir de
2004, année au cours de laquelle apparaissent pour la première
fois de petits morceaux de plexiglas, colorés puis collés
sur le tableau. L’intervention du plexiglas rejoint progres-
sivement la même dimension que la toile, devenant une seconde
peau et une nouvelle forme originale qui la voile.
Quelquefois
apparaissent sur les tableaux les signes et la tension d’une lutte inquiète, quand l’artiste cherche à faire
voir, les griffant, les découvrant, les dépouillant,
ces visions ou ces « parties de corps » qu’elle
avait d’abord couverts, voilés, masqués, embués,
camouflés, par pudeur ou par une inconsciente résistance,
par réserve ou par éthique. Dans les spirales des griffures
ou dans quelques irrégularités de la matière,
dans une crevasse imprévue, on entrevoit, tout au fond, les
déchirures encore vives de l’existence, la nostalgie
d’une fuite, la violence des passions, les blessures de la
souffrance.
Malgré le mal et ses ombres, tout est raconté à voix
basse, comme étouffée. La douleur est reçue
et exprimée comme un passage vers la connaissance auquel on
ne peut renoncer. C’est pourquoi dans presque tous les tableaux
de Laïna Hadengue on ne peut trouver aucun cri, aucun mot tapageur
: la communication se meut dans l’harmonie des silences, qui
pourtant portent en eux l’intensité émotionnelle
des voix qui composent le chœur d’une tragédie
grecque.
Les
contradictions de l’être humain, les pulsions contraires,
les natures opposées, l’homme et la femme, le clair
et l’obscur, l’avant et l’après, la vie
et la mort, l’être et le devenir, l’alfa et l’omega
tendent à se réunir dans les toiles en une seule diade.
De la même manière, même dans les inévitables
différences, le divers poids des couleurs, le mouvement fluctuant
et sensuel des nuances et les partitions créées par
les innombrables stratifications cohabitent dans un ensemble harmonieux,
vibrant d’une énergie instinctive et d’une lumière
teintée, comme le montrent DEVENIR (de 2002) et QUADRATURE
(de 2004), deux œuvres fondamentales pour comprendre le passage
que l’artiste a accompli d’un début imprégné de
l’ex-pressionisme figuratif de tradition française à une
peinture plus synthétique et intros-pective, riche d’allusions
et de références symboliques, qui puise dans un univers
personnel mais en même temps collectif.
Quelques éléments constants dans l’iconographie
de Laïna sont le labyrinthe-spirale et les signes de croix.
Tandis que le premier symbole renvoie à l’utérus
féminin et au cordon ombilical, les croix, qu’elles
aient été esquissées, dessinées, en bas
relief ou incises à la surface, semblent plutôt les
traces d’une écriture originelle.
Le signe de la croix naît, de fait, par un instinct spontané,
comme s‘il était un héritage génétique
que nous portons depuis nos origines primitives : traces d’une
présence-absence, graphies muettes, pause rythmique.
Parmi
les thèmes récurrents de l’imaginaire
de l’artiste on trouve le dualisme homme-femme, qui a touché son
niveau le plus élevé d’aboutissement expressif
dans deux travaux récents, tous deux de 2005, SILENCIO et
LES INSEPARABLES. Dans ce cas aussi, n’émergent ni l’opposition,
ni l’écrasement d’une figure par l’autre,
et même les différences sexuelles entre les deux corps
monolithiques sont à peine perceptibles. L’homme et
la femme sont une même chair et dans leur nouvelle épiphanie
ils exhalent la force des mégalithes archaïques et l’aura
mysté- ieuse des têtes de l’Ile de Pâques.
Les
images, ainsi stylisées, s’approchent, grâce
au caractère de quelques traits qui les révèlent,
des dessins d’enfants, dans lesquels les personnages apparaissent
suspendus dans le vide. Ici, plus que dans le vide, les silhouettes
flottent dans une espèce de liquide amniotique ancestral,
ponctuellement récréé à travers les transparences
des voiles.
Ainsi
le travail de Laïna Hadengue, qui traverse avec courage
l’incommensurable immensité de l’espace intérieur - qui
est aussi un espace collectif et cosmique - nous restitue l’émotion
de qui se trouve en équilibre instable sur la ligne de crête
hérissée qui sépare l’inaccessible du
tangible, le visible de l’invisible, l’éternité et
la fin ultime, corpus et animus.
(Traduction de Paul Chaland)